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Lorsque vint le soir, Haevya et Ephyra reprirent le chemin de Pos’Eïden, suivies de leurs enfants. Longeant les sentes côtières, elles doublèrent la pointe balayée par les vents qui protégeait la baie, au fond de laquelle s’étendait le village. Un soleil écarlate s’enfonçait lentement vers l’horizon, inondant l’océan d’une immense nappe de lumière sanglante. Au-delà, la falaise rocheuse déchiquetée par l’érosion projetait les ombres de ses rochers sur la grève et les eaux orientales. On eût dit les silhouettes angoissantes de formidables monstres antiques, auxquels le lent mouvement des vagues donnait une vie étrange et inquiétante. Une pénétrante sensation de froid remontait des gueules ténébreuses des grottes qui s’ouvraient par endroits. Des nuées d’oiseaux marins glissaient dans l’air vif du crépuscule, déchirant de leurs appels grinçants le lourd grondement des flots montant de l’abîme. Parfois, l’un d’eux plongeait comme une pierre au cœur d’un rouleau frangé d’écume, et en ressortait ruisselant, un poisson gigotant dans le bec.

Astyan tenait la petite main d’Anéa serrée dans la sienne, ressassant une haine dont il percevait l’écho dans l’esprit de sa jeune compagne. Un sang vif bouillonnait dans ses veines. Il n’avait pas prononcé une parole de la journée, ni oublié la manière dont Han’Ihr avait traité sa mère le matin même. Il souffrait encore de la lèvre que l’homme lui avait fendue dans sa crise de rage, mais peu lui importait. Ce n’était pas tant la perte du tufir qui l’irritait que l’humiliation subie par sa mère. Il savait qu’un jour il grandirait, qu’il deviendrait fort et apprendrait à se battre : alors, ce maudit pêcheur paierait sa cruauté. Il serra les dents sur sa colère contenue, tandis que ses petits pieds nus foulaient le sentier rocailleux.

Pour parvenir à Pos’Eïden, il fallait franchir un dangereux éperon rocheux qui dominait de plusieurs dizaines de coudées une succession de petites criques abritées, encombrées de rochers nés des éboulements de la falaise. À peu de distance du village, Haevya aperçut Han’Ihr et ses deux compagnons, en contrebas. Apparemment, ils venaient de malmener deux jeunes filles de la tribu qui s’enfuyaient, les vêtements déchirés. Des éclats de rire lui parvinrent. Haevya soupira. Ephyra et elle-même n’étaient pas seules à subir les turpitudes de cet imbécile. Elle redoutait le jour où le khafiht, Maanv’Ihr, transmettrait son titre à son fils. Le vieux chef les laissait tranquilles depuis quelques années. Elles ne causaient de tort à personne, chassant et péchant pour elles-mêmes. Mais il en irait autrement lorsque Han’Ihr aurait pris le commandement de la tribu.

Soudain, les trois hommes les aperçurent et leur lancèrent quelques mots accompagnés de gestes obscènes. Haevya baissa la tête et accéléra le pas, suivie par Ephyra. Elles ne remarquèrent pas que les deux enfants demeuraient en arrière.

Astyan se tourna vers Anéa. La même fureur les habitait. Han’Ihr et ses amis ne méritaient pas de vivre. Ils étaient trop méchants. Et ils se trouvaient sous l’éperon qu’eux-mêmes venaient de franchir. D’énormes quartiers de roche y semblaient en équilibre instable. S’ils s’écroulaient, leurs persécuteurs seraient ensevelis sous l’éboulement. Les deux enfants le souhaitaient de toutes leurs forces, de toute leur âme. La petite main d’Anéa se crispa dans celle d’Astyan. Leurs regards se concentrèrent sur la falaise sombre…

L’instant d’après, un craquement épouvantable retentit, suivi de cris d’horreur. Les trois pêcheurs virent un pan entier de la muraille se fendre, osciller sur sa base. Puis d’énormes rochers fondirent sur eux, depuis les hauteurs, dans un fracas infernal. Ils voulurent fuir, mais l’avalanche mortelle les rattrapa, les submergea et les broya, leur arrachant des hurlements d’agonie.

Une clameur affolée monta du village, alors qu’une sensation de fatigue intense s’emparait des deux enfants. Ils reprirent leur souffle tandis que Haevya et Ephyra revenaient, terrorisées. Elles les soulevèrent dans leurs bras et les emportèrent. Quelques mètres plus tôt, ils auraient été entraînés dans l’éboulement.

Parvenues en lieu sûr, elles déposèrent les enfants au sol, cependant que la tribu, épouvantée, se précipitait vers la grève. Pourtant, malgré leur épuisement visible, les yeux verts des petits ne reflétaient ni surprise ni inquiétude. Astyan posa ses mains sur le visage en larmes de sa mère.

— Ne pleure pas, maman ! Ils ne nous feront plus de mal, déclara-t-il d’un ton calme.

 

Il fallut plus d’une journée pour dégager ce qui restait des corps des trois hommes. On les incinéra ensuite selon les rites ancestraux, puis on porta leurs cendres jusqu’au lac sacré, où on les ensevelit dans la boue purificatrice. Un voile de douleur s’était abattu sur la petite communauté, auquel se mêlaient des relents de haine. On avait remarqué la présence des deux femmes-sans-homme sur la falaise peu avant le drame. De retour au village, un attroupement se forma sur la place principale, ameuté par les proches des disparus.

— Ces enfants portent malheur ! s’égosilla Vaa Dren, la mère de Han’Ihr. Ils ont tué mon fils.

— Ils ne peuvent avoir provoqué l’écroulement de la falaise, rétorqua Rootlan, le sik’aï.

— Je les ai vus ! Ils se trouvaient encore sur le chemin lorsqu’elle s’est effondrée, hurla la vieille femme. Personne dans la tribu ne possède ce maudit regard vert. Ce sont des démons issus de la semence maudite de Thaei’Shkaâ. Il faut les détruire.

Rootlan ne répondit pas. Les femmes-sans-homme n’étaient guère aimées dans la tribu. Cependant, une nouvelle fois les os des animaux avaient parlé : en aucun cas les deux mères ni leurs enfants ne devaient être sacrifiés, sinon un grand malheur s’abattrait sur la tribu. Il en avait averti les autres.

Mais le sik’aï savait que son autorité ne serait pas assez puissante pour contenir la fureur des villageois harangués par les familles des morts. Il fallait que quelqu’un portât la responsabilité de leur disparition. Il étendit les bras pour contenir les grondements de la foule. Derrière lui, Haevya et Ephyra tenaient leurs enfants serrés contre elles.

— Écoutez-moi tous ! Les os sacrés ont parlé. Nous n’avons pas le droit de prendre la vie de ces enfants et de leurs mères.

— Ils ont été engendrés par des abominations ! s’époumona Vaa Dren. Qu’ils périssent dans les flammes ! Et ces femelles maudites avec !

Les deux femmes se mirent à trembler et se blottirent l’une contre l’autre, leurs enfants dans les bras. Face au vieux prêtre, la tribu entière crachait son hostilité et sa haine. S’il ne parvenait pas à contenir cette colère, mères et enfants seraient massacrés sans pouvoir se défendre.

— Nous ne prendrons pas leur vie ! hurla le sik’aï.

Il se tourna vers les deux femmes agenouillées et ajouta :

— Cependant, elles ne peuvent plus demeurer parmi nous. Nous devons les chasser.

Haevya leva des yeux horrifiés vers le prêtre. Où iraient-elles ? Rootlan se pencha vers elle.

— C’est tout ce que je puis faire pour vous, mes filles. C’est mieux ainsi. Si vous restez ici, tôt ou tard ils allumeront un bûcher pour vous et vos enfants.

Une clameur de dépit monta de la foule. Des pierres apparurent dans les mains des villageois. Le sik’aï leva à nouveau les bras.

— Elles vont partir sur-le-champ. Mais je vous préviens : qu’aucun de vous ne leur fasse de mal. Si vous me désobéissez, je ne réponds pas de la colère des dieux. Je ne pourrai rien pour vous protéger. Tenez-vous à déchaîner la fureur des esprits sur les Vrais Hommes ?

L’avertissement ébranla les plus déterminés. Après quelques hésitations, les pierres retombèrent sur le sol. Haevya et Ephyra ne perdirent pas de temps : emportant leurs enfants, elles traversèrent la foule sous les regards hostiles et les crachats, puis s’éloignèrent du village. Tremblant encore de frayeur, elles s’enfoncèrent vers l’intérieur des terres, là où les Vrais Hommes ne s’aventuraient jamais.

Au-delà des collines verdoyantes qui bordaient l’océan s’élevaient de hautes montagnes dont les flancs se couvraient d’une forêt épaisse et mystérieuse, et dont les légendes prétendaient qu’elles étaient habitées par les dieux mauvais. C’est dans cet univers de cauchemar qu’allaient devoir vivre les deux jeunes femmes et leurs enfants.

Jusqu’à la fin de leurs jours.

L'Archipel Du Soleil
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